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Diphtongaison devant l
06-03-2025


Cette diphtongaison n'affecte que l'occitan et peu de mots ; elle a été peu étudiée.



I. Caractérisation de  la diphtongaison devant l


Schéma général :


/i/ > /i̯é/     (et ses évolutions) : anguillăm > anguīlă(m) > anguiela "anguille"

/u/ > /ʋ̯ò/ (et ses évolutions) : mūlă(m) > muòla "mule"



Exemples :


anguillăm > anguīlă(m) > anguiela "anguille", avec évolutions : anguièla, anguiala (languedocien), anguila (niç., lim. dauph.), enguila (gasc.) (TDF)


mūlă(m) > muòla "mule", avec évolutions : muela, miòla, muala... ; mula (u non diphtongué) seulement en gascon et limousin (TDF).


Parfois : /é/ > /iè/ (GIPPM-1:134)


(GAP:71) "I + L. —  I long suivi de l développe dans certains dialectes un e ou un a : iel, ial. Les exemples ne sont pas très nombreux dans les textes anciens ; cependant on en trouve dès le XIIIe siècle.


Ex. Mille > mial; villam > viala ; aprīlem > abrial (on trouve aussi, suivant les dialectes, miel, viela, abriel) ; filum > fial, etc."

(GAP:83) "Dans mūlum, cūlum, un o s'est développé entre ü et l (note infrapaginale : Comme un e ou un a se développe entre ī et l ; cf. supra) : d'où müol, cüol, puis plus tard miǫ́l et kioul (note infrapaginale : On aurait dû avoir cuǫl, kiǫ́l, qui ne paraissent pas exister ; c'est que l'accent n'a pas changé dans ce mot-là et la diphtongue y est restée descendante, du moins en montpelliérain, car dans les dialectes narbonnais, toulousains, etc., le mot est tioul, avec diphtongue ascendante) (Montpellier cüu, cüou ou plutôt kœ̣u)."

[la seconde note infrapaginale n'est absolument pas claire].



Exemples :


latin

français

occitan
-īl- > -il-

-il-

-i̯é-
anguillăm > anguīlă(m)

anguille

anguiela
aprīlĕ(m)

avril

abrieu
argīllăm > argīlă(m)
argile

argiela (argela...)
fīlārĕ

filer

fielar
fīlŭ(m)

fil

fieu
mīlĭă (pl. de mīlle)

mille

var. Miela... (1)
pīlă(m)

pile

piela (2)
vīllăm > vīlă(m)

ville

viela










-ūl- > -ul-
-ul-

-ʋ̯ò-
cŭcūlŭ(m)

coucou (3)

coguòu, coguieu
cūlŭ(m)

cul

cuòu, quieu
mūlŭ(m)

mul (a.fr.) "mulet"

muòu
mūlă(m)

mule

muòla










Tableau ci-dessus. Diphtongaison devant -l- absente en français, mais présente en occitan.


(1) Pour mīlĭă (pluriel de mīlle), la prononciation [l] et non [y] dans fr "mille", oc mila, miela... pourrait être expliquée par la reformation sur le singulier mil (c'est l'explication que donne FEW 6/2:91b pour l'italien, mais pour le français, son explication n'est pas très claire : influence du latin ?). La variante miela est attestée notamment dans Lei Mielas "Les Milles", hameau d'Aix. L'origine en est l'unité de mesure mila, de mille passus "mille pas" : nombre entier de milles entre Aix et Marseille.

(2) Cela vaut pour les deux étymons : pīlă "mortier, auge" et pīlă "pilier, colonne". 

(3) La forme française "coucou" a conservé le -k- par influence du cri de l'oiseau ; par ailleurs elle est héritée d'une forme cŭcŭlŭm, issue de cŭcūlŭm par assimilation des deux voyelles (également par influence du cri de l'oiseau) : CNRTL.





Détails :


Cette diphtongaison affecte l'occitan et pas le français.


Elle affecte i et u toniques (libres ?) (respectivement < ī et < ū latins, voir mutation vocalique) devant -l- (donc elle est conditionnée). 


Elle se réalise "par l'arrière" (c'est la partie finale de la voyelle qui se modifie) et elle aboutit à une diphtongue ouvrante. Cela signifie que son degré d'aperture croît au cours de son émission (la bouche s'ouvre davantage) : i > i̯é ; u > ʋ̯ò.


Elle n'affecte pas les mots avec  l + ĭ, ă en hiatus (ex : fīlĭŭm, fīlĭăm), qui ont subi sans doute auparavant les premières palatalisations





Datation : Elle est probablement ancienne, peut-être contemporaine de la diphtongaison française qui a lieu dans le nord de la Gaule (voir diphtongaison française) : VIe siècle (voir ci-dessous mon raisonnement : avant l'antériorisation du son u). J. Ronjat (GIPPM-1:126) donne les attestations viela, abriel dans SÉnim.







Étudier (GIPPM-1:117).

Pour i, voir (GIPPM-1:125).

Pour u, voir (GIPPM-1:129). Le problème est que J. Ronjat n'envisage pas si le ū latin est encore réalisé /ʋ/, ou s'il est déjà réalisé /u/ (antériorisation du ʋ aux VIIe, VIIIe siècles).





II. Cause de la diphtongaison devant l


(Raisonnement personnel, 2025)


S'il est toujours difficile de rechercher les causes d'un changement articulatoire dans une société disparue, ici j'estime qu'il est très tentant d'invoquer le rôle du l pinguis latin (voir Deux l différents en latin à "Evolution de l").


L'effort des galloromains pour prononcer le l pinguis selon les standards de l'époque, avec utilisation de la gorge, a dû intervenir sur l'articulation en position antécédente des deux voyelles les plus fermées : i et ʋ (voir triangle vocalique) ; la langue rapprochée du palais pour prononcer la voyelle fermée doit ____________________ pour faire intervenir la gorge dans [ɫ], ce qui fait prononcer [é] ou [ó] en second segment d'articulation de la voyelle. Écouter par exemple le fichier audio de ill sur Wikipédia : l'adaptation la plus simple dans un contexte français ou occitan actuel semble bien être [ièl].



On peut même invoquer l'interprétation biaisée d'un néo-latinisant à l'écoute de [iːɫ] ou [ʋːɫ] : il comprend [ièl] ou [uòl], ou bien encore il l'adapte consciemment de cette manière. Écouter par exemple le fichier audio de ill sur Wikipédia : l'adaptation la plus simple dans un contexte français ou occitan actuel semble bien être [ièl]. Dans ce dernier mot, l'anglais emploie [ɪ] ; avec un [i] franc, on conçoit que la différence articulatoire en la voyelle et [ɫ] est encore plus grande, ce qui augmente la tentation de prononcer un [è] de transition.


speakmoreclearly.com : « Un autre exemple est le mot "felt" ["feutre"]. Vous devez déplacer votre langue de la position de la voyelle "e" au son /ʊ/ puis au son /l/ léger. "feʊlt" »




Par contre il semble difficile d'invoquer l'influence ouvrante de l, car alors on aurait du mal à expliquer pourquoi r n'aurait pas eu la même influence : on dit dire, rire, vira (< dcĕrĕ, rdĕrĕ, *vrăt) sans diphtongaison de i ; on dit cura, mur, pur, purga, segur (< cūrăm, mūrŭm, pūrŭm, pūrgăt, sēcūrŭm) sans diphtongaison de u.



Je propose les scénarios suivants pour l'évolution de ūl dans cūlŭm "cul", qui mènent à nos deux variantes dialectales cuòu et quieu :


Ci-dessous, il faut que je revoie le type quieu (comparaison avec le type fuòc / fuec ?).


cūlŭm

cūlŭ(m) > (infl.ouvr.l) */kʋ̯òlo/ >

→ (voie 1) (antériorisation du ʋ) */küòl/ > (vocal. du l) cuòu /küòʋ̯/ > (différ.) */ki̯òʋ̯/ > */ki̯èʋ̯/ > quieu /ki̯éʋ̯/

→ (voie 2) > (infl.ouvr.ʋ/l) */kʋ̯élo/ > (antériorisation du ʋ) */küél/ > (vocal. du l) */küéʋ̯/ > (différ.) quieu /ki̯éʋ̯/


Les scénarios que je propose ci-dessus sont peu différents mais un peu plus détaillés que ceux proposés par J. Ronjat pour les deux solutions menant à quieu. Ils méritent d'être mieux étudiés.

Selon GIPPM-1 (p. 130) :

- cūlŭ(m) > cuòu > (différ.) *quíu /kiʋ̯/ > quieu /ki̯éʋ̯/

- cūlŭ(m) > *cuel > *cuéu /küéw/ > /ki̯éw/ > quieu /ki̯éʋ̯/


Outre les cas du tableau ci-dessous, je cite :

- (de audire) AO auzil > auziel "ouïe" (GLR1 :64) ;

- aqui l'an cargat > aquiel an cargat (GLR1 :64) ;

- ...